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Le Saint ne rêve pas

Extraits de “Poèmes taoïstes des cinq veilles”

de Vincent Goossaert, Chargé de recherche au CNRS (FRE Religion et Société en Chine). in “Études chinoises, vol. XIX, n° 1-2, printemps-automne 2000

Au premier coup du tambour, je « dors » seul et me retiens.
D’un nuage, je laboure mon précieux terreau
Et je plante dru les pousses du champignon pourpre.
Dès lors, mon paradis intérieur ne souffre plus de fuite,
Plus de perte, plus d’écoulement.
Le tigre-kan et le dragon-li s’embrassent.

Au deuxième coup du tambour, je « dors » seul et me retiens.
Les nuages se déchirent sur un ciel constellé,
Où soleil et lune échangent leur éclat.
Dès lors, mon précieux vase ne souffre plus de fuite,
Plus de perte, plus d’écoulement.
Dragon et serpent sortant de terre engagent le combat.

Au troisième coup du tambour, je « dors » seul et me retiens.
Je frappe à coups redoublés à la porte du mystère
Et réveille à grands cris celui qui s’y trouve enfermé.
Dès lors, le verrou de jade ne souffre plus de fuite,
Plus de perte, plus d’écoulement.
La demoiselle et l’enfançon se prennent par la main.

Au quatrième coup du tambour, je « dors » seul et me retiens.
Par d’infinies précautions je repousse les voleurs,
Et ma sagesse (prajna) vigilante met les démons en déroute.
Dès lors, ma moelle d’or ne souffre plus de fuite,
Plus de perte, plus d’écoulement.
Une goutte de lumière toute-puissante se forme.

Au cinquième coup du tambour, je « dors » seul et me retiens.
Dans une parfaite sérénité la présence surgit au coeur de l’absence ;
Je participe au monde en restant dans l’immuable.
Dès lors, mon cinabre divin ne souffre plus de fuite,
Plus de perte, plus d’écoulement.
Apparaît dans sa splendeur mon embryon d’immortel.

L’ordre taoïste Quanzhen, apparu vers 1170, a pratiqué de nombreuses formes d’ascétisme, et en particulier la privation de sommeil. Le but de cette épreuve était précisément de ne plus rêver, mettant ainsi par la force le précepte de Zhuangzi en application. Le combat nocturne contre la somnolence et la tentation des rêves était un exercice quotidien, dont plusieurs maîtres ont laissé des récits métaphoriques. Les œuvres poétiques Quanzhen contiennent une quinzaine de séries de « poèmes des cinq veilles », qui constituent des descriptions du travail sur soi-même aboutissant à l’immortalité, dans le cadre de ces nuits de méditation.

 

La tradition taoïste s’est toujours méfiée du sommeil. Selon le Huangting jing, « passer jour et nuit sans dormir permet de réaliser le Vrai ». S’il est vrai que de nombreux taoïstes sont de grands dormeurs, ils n’en privilégient pas moins le contrôle permanent de soi. L’esprit (shen) doit rester jour et nuit maître de l’organisme, et surtout de son propre siège (xin) et de son activité (yi) ; il doit en surveiller les actions et en limiter les échanges avec l’extérieur. De plus, les divinités qui contrôlent les hommes font des visites nocturnes, pendant lesquelles il convient d’être éveillé.

Dans l’ordre Quanzhen, cette méfiance devient une véritable obsession. On craint que les désirs, en particulier la libido, tenus fermement sous contrôle pendant la journée, ne se déchaînent la nuit, à la faveur des rêves. Les rêves érotiques et les émissions involontaires sont spécifiquement évoqués et redoutés. Les textes, prescriptifs comme descriptifs, nomment démons (mo) ces tentations, présentées comme autant d’épreuves. Le terme mo n’implique pas qu’on leur accorde une existence matérielle, et les auteurs sont conscients qu’il s’agit d’hallucinations nées d’un organisme malmené par l’ascèse.

 

Dans le cas de visions éprouvées par le pratiquant en proie à la torpeur, il s’agit des shuimo, « démons du sommeil », qu’il faut vaincre en les sublimant (lian shuimo). …Par ailleurs, il est depuis longtemps recommandé de faire usage des heures de la nuit pour méditer ; minuit, ou plutôt l’heure zi, est le moment du yang naissant et se révèle donc particulièrement favorable. Les heures, par leur décompte au moyen des douze branches, entrent dans le système de correspondances sur lequel joue le Neidan, l’« alchimie intérieure », la tradition spéculative sur laquelle est fondé l’ensemble des pratiques de méditation taoïstes à partir des Song, et que le Quanzhen a largement contribué à diffuser.

Le Neidan fournit le fondement théorique et une partie du vocabulaire de nos poèmes, et l’on y retrouve fréquemment le thème du yang naissant au milieu de la nuit… La durée des cinq veilles n’est pas fixe : elle dépend de la longueur de la nuit. Le choix des auteurs Quanzhen de compter en veilles plutôt qu’en heures s’explique certainement par leur association aux rondes militaires et à la garde, également présente dans le terme français de « veille ». De même que les soldats, les taoïstes luttent contre le sommeil et gardent leur citadelle intérieure de tout intrus.

 

Par ailleurs, les cinq veilles sont marquées dans les monastères (taoïstes comme bouddhiques) par des coups de tambour. Les règles Chan prévoient même cinq intervalles (dian) divisant chaque veille ; chacun de ces vingt-cinq intervalles est marqué par un nombre spécifique de coups sur une planche métallique (yunban)….Une autre motivation de la méditation nocturne se trouve dans la pratique communautaire : les novices sont appelés à travailler au bien commun durant la journée et à avancer leur propre recherche spirituelle durant les heures restantes. Les règles communautaires du Quanzhen prévoient des méditations alternées avec des lectures à haute voix, tout au long de la nuit, afin de chasser l’hébétude.

À la première veille, je saisis le cheval de l’imagination,
Le gibbon, quant à lui, n’est plus libre de faire le fou
Le grand éveil survient : mon esprit s’ouvre à la pure fraîcheur,
Spontanément, je lâche prise et me détache de tout.
Mon visage originel immuablement distingué,
Dans le Pur calme je m’enfonce dans une subtile obscurité.
Je ne me sers plus de ma bouche, mais je nourris le souffle et l’âme à satiété.
En suivant le rythme du temps, je dissèque la création.

À la deuxième veille, les deux époux s’unissent,
L’enfançon et la demoiselle se rencontrent.
Le haut et le bas sont inversés; l’espace vide renversé tourne sur lui-même,
Je saisis kan et li qui s’assemblent l’un à l’autre.
Le bœuf-terre et le cheval-bois agitent monts et mers
Que le mouton hisse le long de la colonne.
Les flammes débordantes se précipitent dans le niwan31.
Je donne mes instructions aux esprits qui tremblent.

À la troisième veille, racines et branches s’affermissent,
« Linglong », on fête aujourd’hui le double yang.
Je veux m’en retourner, mais la voiture se renverse dans la boue ;
C’est le moment d’agiter le terreau.
J’ai tranché entre bois et métal : corbeau et lièvre en jaillissent,
Le remède est prêt, plomb et mercure sont assemblés.
La neige blanche qui couvre le sol irrigue le bourgeon jaune32,
Je contemple la fleur de jade, les pousses sortent du Lotus d’or.

À la quatrième veille, le tambour de l’office résonne,
Le coq d’or chante à l’unisson de la claquette.
Je dirige [le mouvement intérieur qui] tourne, monte et descend, franchit la double passe,
Et aussitôt traverse la chambre des dieux.
Le dragon et le tigre circulent à leur aise,
Je dose le feu et l’eau, je règle leur révolution.
Je raffine le noir et le rouge dans le chaudron, qui déverse dans le niwan.
Balayant la neige blanche, je trouve un grain de cinabre.

À la cinquième veille, le ciel va s’éclairer,
Mes travaux sont au complet, mon œuvre est achevée.
Je veux quitter mon enveloppe, me mouvoir sans limite,
Et revêtir ma figure authentique.
La famille des immortels, éternellement en liesse,
Confère longue vie et abolit la vieillesse.
La convocation de l’empereur de Jade descend sous forme d’un édit pourpre,
Chevauchant les nuages, je retourne aux îles Penglai.

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