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La rencontre d’Abûl l-Wâlid Ibn Rushd & d’Abū ʿAbd Allāh Muḥammad ibn ʿAlī ibn Muḥammad ibn ʿArabī al-Ḥātimī aṭ-Ṭāʾī

Un jour, à Cordoue, j’entrai dans la maison d’Abûl l-Wâlid Ibn Rushd [Averroës], cadi de la ville, qui avait manifesté le désir de me connaître personnellement parce ce que ce qu’il avait entendu à mon sujet l’avait fort émerveillé, c’est-à-dire les récits des révélations que Dieu m’avait octroyées. Aussi mon père, qui était un de ses amis, m’envoya chez lui sous un prétexte quelconque.

J’étais en ce temps-là un jeune adolescent imberbe, sans duvet sur le visage et sans même de moustache. A mon entrée, le philosophe se leva de sa place, vint à ma rencontre en me prodiguant les marques démonstratives d’amitié et de considération, et finalement m’embrassa. Puis il me dit : “Oui.” Et moi à mon tour, je lui dis : “Oui.” Alors sa joie s’accrut de constater que je l’avais compris. Mais ensuite, prenant moi-même conscience de ce qui avait provoqué sa joie, j’ajoutai : “Non.”

Aussitôt, Averroës se contracta, la couleur de ses traits s’altéra, il sembla douter de ce qu’il pensait. Il me posa cette question : “Quelle sorte de solution as-tu trouvée par l’illumination et l’inspiration divine ? Est-ce identique à ce que nous dispense à nous la réflexion spéculative ?” Je lui répondis : “Oui et non. Entre le oui et le non les esprits prennent leur envol et les nuques se détachent des corps.” Averroës pâlit, je le vis trembler ; il murmura la phrase rituelle : il n’y a de force qu’en Dieu, – car il avait compris ce à quoi je faisais allusion.

Plus tard, après notre entrevue, il interrogea mon père à mon sujet, afin de confronter l’opinion qu’il s’était faite de moin et de savoir si elle coïncidait avec celle de mon père ou au contraire en différait. C’est que Ibn Rushd était un grand maître en réflexion et en méditation philosophique. Il rendit grâces à Dieu, me dit-on, de l’avoir fait vivre en un temps où il pût voir quelqu’un qui était entré ignorant dans la retraite spirituelle, et qui en était sorti tel que j’en étais sorti. C’est un cas, dit-il, dont j’avais affirmé moi-même la possibilité, mais sans avoir encore rencontré personne qui l’ait expérimenté en fait. Gloire à Dieu qui m’a fait vivre en un temps où existe un des maîtres de cette expérience, un de ceux qui ouvrent les serrures de Ses portes. Gloire à Dieu qui m’a fait la faveur personnelle d’en voir un de mes propres yeux.

Je voulus avoir une autre fois une nouvelle entrevue. La Miséricorde divine me le fit apparaître en une extase, sous une forme telle qu’entre sa personne et moi-même, il y avait un léger voile. Je le voyais à travers ce voile, sans que lui-même ne me vît ni ne sût que j’étais là. Il était en effet trop absorbé dans sa méditation, pour s’apercevoir de moi. Alors je me dis : son propos ne le conduit pas là où moi-même j’en suis.

Je n’eus plus l’occasion de le rencontrer jusqu’à sa mort qui survint en l’année 595 de l’hégire (= 1198), à Marrakech. Ses restes furent transférés à Cordoue, où est sa tombe. Lorsque le cercueil qui contenait ses cendres eut été chargé au flanc d’une bête de somme, on plaça ses œuvres de l’autre côté pour faire contrepoids. J’étais là debout en arrêt : il y avait avec moi le juriste et lettré Abû l-Hosayn Mohammad ibn Jobayr, secrétaire du Sayyed Abû Sa’îd (prince almohade), ainsi que mon compagnon Abû l-Hakam ‘Amrû ibn as-Sarrâj, le copiste. Alors Abû l-Hakam se tourna vers nous et nous dit : “Vous n’observez pas ce qui sert de contrepoids au maître Averroès sur sa monture ? D’un côté le maître (imâm), de l’autre ses œuvres, les livres composés par lui.” Alors Ibn Jobayr de lui répondre : “Tu dis que je n’observe pas, ô mon enfant ? Mais certainement que si. Que bénie soit ta langue !” Alors je recueillis en moi (cette phrase d’Abû l-Hakal), pour qu’elle me soit un thème de méditation et de remémoration.

Je suis maintenant le seul survivant de ce petit groupe d’amis – que Dieu les ait en sa miséricorde – et je me dis alors à ce sujet : D’un côté le maître, de l’autre ses œuvres. Ah ! comme je voudrais savoir si ses espoirs ont été exaucés !

Ibn Arabî, Futuhât, I, p. 153-154.

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