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Ode aux bing

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Ode aux bing

Françoise Saban

Quand la forme transcende l’objet. Histoire des pâtes alimentaires en Chine
(IIIe siècle av. J.-C.-IIIe siècle apr. J.-C.)”. In: Annales. Histoire, Sciences Sociales, 55e année, N. 4, 2000. pp. 791-824.

Drying noodles along the street,Fujian,-China, 1905

Des générations de chercheurs ont montré depuis les années cinquante qu’il était hautement improbable que les pâtes alimentaires (ou les spaghettis) eussent été «apportées de Chine par Marco Polo », mais la fable a la vie dure. On sait désormais que cette fable fut en fait lancée en 1928 ou en 1929 dans les pages du Macaroni Journal, organe de presse de la Macaroni National Manufacturers Association. Le mythe ainsi créé au service d’un puissant commerce fit tant de bruit que les hypothèses de Adam Maurizio sur la question dans sa monumentale Histoire de l’alimentation végétale depuis la préhistoire jusqu’à nos jours, parue en 1927, passèrent inaperçues hors du petit milieu des spécialistes. Or pour Maurizio, qui avait pris la question au sérieux, même si les pâtes étaient devenues en Italie «objet d’une fabrication de métier”, c’est-à-dire un «produit industriel », les Italiens n’en étaient certainement pas les inventeurs. Cette denrée lui semblait avoir bénéficié d’un «effort d’invention général» pour transformer la farine en un produit de conservation, prêt à manger, et il ne voyait pas pourquoi seuls les Italiens auraient dû en être crédités.

Ses considérations originales sur les pâtes alimentaires s’inscrivaient dans le projet d’une interprétation globale de l’évolution des techniques alimentaires, notamment de celles liées à l’usage des céréales. Si les hypothèses de Maurizio ne furent pas connues dans leurs détails, comme le suggère l’exemple des pâtes alimentaires, la vision positiviste de l’histoire de l’alimentation céréalière qu’il contribua à propager sans en être véritablement l’auteur inspira tous les raisonnements sur “évolution des techniques et des pratiques alimentaires pendant près de cinquante ans.

Selon lui, l’histoire de l’alimentation céréalière devait marquer les «étapes d’un perfectionnement » et s’interprétait comme une marche nécessaire du grain à la farine, avec pour terme naturel le pain levé. Dans cette optique, de même que la farine (raffinée) procédait nécessairement du grain (grossier), le pain résultait d’une transformation progressive de la bouillie en galette. Cette vision était induite par la conviction de la suprématie du pain levé (blanc) sur toute autre préparation céréalière. Elle correspondait au schéma de l’évolution supposée des pratiques céréalières des peuples du vieux monde, considérée en quelque sorte comme une référence-modèle. Maurizio, cependant, avait bien vu que son schéma, qu’il voulait pourtant universel, ne pouvait s’appliquer partout et à toutes les céréales. C’est pourquoi il distingua les « céréales à pain» des «céréales à bouillies» et consécutivement sépara les peuples en «mangeurs de céréales à pain» et « mangeurs de céréales à bouillies », le blé étant naturellement considéré comme la « céréale à pain» par excellence.

Poteries avec pâtes - Chine - 4000 acn

Si cette opposition possède une certaine validité quand il s’agit de qualifier les consommations majoritaires assurant la subsistance, elle ne rend compte ni des exploitations diversifiées des différentes céréales, ni de la richesse des pratiques, les mêmes mangeurs étant souvent à la fois consommateurs de bouillies et de pain, en fonction de leur statut ou de la conjoncture. Les analyses de Maurizio, aujourd’hui dépassées, permettent toutefois d’identifier des ensembles techniques qui peuvent s’exclure et qui conditionnent fortement les usages; et ceci tant au niveau de la première transformation de la céréale afin de la rendre cuisinable – «apprêt» du grain d’un côté, transformation en farine de l’autre – que de la seconde qui est la cuisine proprement dite.

Dans l’espace méditerranéen, de l’Antiquité au Moyen Age, les préparations céréalières se partagèrent en deux catégories nettement distinctes: d’un côté, les pâtes pétries à base de farine pour pains et galettes, toujours cuites en chaleur sèche”; de l’autre, les bouillies ou polenta (à base de farine, grains entiers ou concassés) toujours cuites en milieu aqueux par ébullition. En ce sens, les pâtes alimentaires, qui étaient pétries comme du pain mais cuites comme des bouillies, participaient des deux et ne pouvaient appartenir à aucune catégorie existante”. Peut-être est-ce l’une des raisons de leur reconnaissance tardive en tant que catégorie alimentaire dans le monde méditerranéen, alors même que le blé y est de culture très ancienne”. Il convient cependant de s’interroger sur ce que nous entendons exactement par « pâtes alimentaires ». Dans les limites de cet article, l’expression désigne le résultat d’une chaîne articulée d’opérations techniques qui traite un inventaire limité d’ingrédients:

FARINE DE BLÉ + (AUTRES SUBSTANCES) + (EAU)
=> PÉTRISSAGE (= PÂTON)
=> FRAGMENTATION => MISE EN FORMES => (DESSICCATION) => (CONSERVATION) •••
=> CUISSON PAR POCHAGE

Contrairement à l’Italie, la Chine n’était en rien prédisposée à voir apparaître sur son territoire une tradition de confection de pâtes alimentaires de blé. Le blé y fut connu beaucoup plus tardivement que dans le bassin méditerranéen, et les Chinois de l’Antiquité, au nord comme au sud étaient de typiques mangeurs de « céréales à bouillies » cuites en grains entiers, ce dont ils semblaient parfaitement s’accommoder. Malgré cette forte tradition, on constate l’existence en Chine du Nord d’une véritable gastronomie des «pâtes alimentaires» de blé dans les milieux lettrés, au IIIème siècle de notre ère, comme l’atteste clairement ce magnifique poème décrivant leur fabrication et leur dégustation :

Qu’il s’agisse des angan. juru et autres beignets,
Des pâtes langues de chien, oreilles de porcelet,
Attaches de poignards, coupelles
Ou encore hutou et chandelles
Il en est qui ont été baptisés dans les venelles
Et d’autres dont la façon vient d’autres contrées.

Quant au début du troisième mois du printemps
Le yin va laisser place au yang.
Que s’atténuent les souffles froids
Que la chaleur n’est pas encore canicule
Il est temps d’inviter ses amis à banqueter
Et de préparer des mantou.

Quand le dieu du feu gouverne la terre
Que le yang est à son apogée
Vêtu de toiles légères, d’eau glacée on se désaltère
Sous les ombrages cherchant le frais.
A ce moment, les bing que l’on mange
Sont des bozuang.

Quand le vent d’automne devient violent
Et qu’Antarès se dirige vers l’Occident,
Bêtes et oiseaux doublent duvets et fourrure
Les arbres se dénudent de leur vêture
Les petits plats se mangent plutôt chauds
Et il convient d’offrir des qisou.

Quand les frimas de l’hiver en son mitan
Font des rencontres au petit matin
Geler la goute au nez
Givrez l’haleine exhalée
Pour calmer les frissons et rassasier
Rien n’égale les tangbing.

Ces préparations ont chacune une saison.
Qui la respecte en tire utilité
Qui en bouleverse la succession
Ne pourra profiter de leurs qualités.

Seuls les laowan
De l’hiver à l’été
Se préparent tout au long de l’année
Et conviennent aux quatre temps
Sans aucun inconvénient.

Farine deux fois tamisée
Neige de poussière blanche envolée
En une pâte élastique et collante
Pétrie avec eau ou bouillon, elle devient brillante.
Pour la farce, travers de porc ou épaule de mouton,
Graisse et chair en proportion
Coupées en petites sections,
Comme le gravier ou les perles d’un collier.

Rhizome de gingembre et bulbe d’oignon
En une julienne serrée sont tranchés,
D’azaret et de cannelle finement broyés,
D’origan aquatique et de clavalier (poivre de Sichuan) saupoudrées,
Le tout mélangé avec sel et condiment
En une masse intimement.

Puis, sur le feu l’eau est mise à bouillir.
Le temps que la vapeur s’élève.

Son habit on retrousse, ses manches on relève
Et l’on pétrit, et l’on façonne, et l’on caresse, et l’on étire.
Des doigts la pâte se détache finalement,
Sous la paume en tout sens elle est roulée parfaitement
Et sans que cesse la presse et l’agitation
Les étoiles se séparent et tombent les grêlons.

Dans le panier pas de farce éclaboussée
Sur les bing pas trace de pâte oubliée
Bien rangés, d’une grande beauté
Sans se rompre la pâte est fine
En son gonflement la farce se devine
Elle est tendre comme bourre de soie au printemps
Blanche comme la soie d’automne cuite en son temps.
En un nuage s’épanouit et s’accumule la vapeur
Le parfum s’envole et se disperse au loin.

Dans ces effluves l’eau vient à la bouche du flâneur
Mâchant le vide, les pages lancent des regards en coin
Tandis que se léchant les babines, porteurs
Et serveurs, le gosier sec, avalent en cœur.

Pour les tremper dans une sauce noire
On s’en saisit avec des baguettes d’ivoire,
Reins tendus tel un tigre aux aguets,
On se serre genoux contre genoux, côté contre côté
A peine servis les plats sont déjà vidés
Les cuisiniers défilent et redoublent d’activité
Leurs mains n’ont pas encore été délivrées
Que de nouvelles demandes sont arrivées.

Lèvres et dents sont accordées
La bouche avale avec facilité.
Il faut trois tournées
Pour que s’apaise et cesse le tourbillon.

Comment le blé et les mets à base de farine ont-ils réussi à s’imposer dans un système alimentaire et technique adapté à la transformation d’autres céréales et dont les sous-produits différaient totalement de ceux du froment? Nous tenterons de répondre à cette question en postulant que le succès du blé tient à ce que la pâte issue d’un mélange de farine et d’eau fut conçue comme un matériau alimentaire exceptionnel, dont la caractéristique essentielle n’était ni ses qualités organoleptiques ni son pouvoir nutritif mais une ductilité particulière la rendant apte à être modelée et à épouser une infinité de formes.

Ce sont des signifiants !

Suite bientôt…!

from : Françoise SABBAN EHESS-Centre d’études sur la Chine moderne et contemporaine

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